La
situation des damnés vue par le Père Garrigues
Nous proposons
cet article comme préalable à une réflexion cherchant à concilier, d’une part,
l’affirmation d’un Dieu amour et, d’autre part, l’affirmation de la possibilité
de la damnation.
Ce texte est
proposé en lien avec le traité du purgatoire de Catherine de Gênes.
Ceux-ci ayant
pour but de décrire la manière dont les chrétiens conçoivent une relation à
Dieu, jusque dans un refus ultime, objet de cet article ici-présent.
Jean-Miguel
Garrigues, Dieu sans idée du mal,
1997, Desclée, pp. 158-161.
Les
damnés poursuivis par l’Amour
Ces intuitions
mystiques de S. Catherine [1] ouvrent toute une réflexion
sur le mystère de la damnation et de l’enfer.
Dans ces
conditions, s’il y a des damnés, ils sont dans le cœur de Dieu assiégés de
toute part par son Amour ; un peu comme
les « points noirs » de l’univers qui absorbent tout
rayonnement sans en émettre la lumière.
Dieu est amour : il ne peut qu’aimer.
Il ne peut
qu’aimer et encore plus ces êtres enfoncés dans une telle contradiction. S’il y a des damnés on ne pourra les voir dans le Corps
Mystique du Christ que comme les trous des clous et la blessure du côté que
Jésus Ressuscité garde même dans sa résurrection.
Ils ne
répondent pas à l’amour mais ils sont dans l’amour, éternellement pourchassés
par l’Amour auquel ils opposent un non définitif.
Voilà le péché
contre l’Esprit Saint qui consiste à refuser non pas
d’aimer mais d’être aimé par Dieu : c’est le
dégoût ultime et total par rapport à l’amour de Dieu et à son Royaume, quand
celui-ci devient pour quelqu’un source non de bonheur mais d’enfer, tellement
il s’est rendu étranger, réactif, hostile, par rapport à l’Amour.
C’est vraiment la
révolte totale de la liberté qui ne veut rien recevoir de Dieu, qui veut être
seulement par elle-même, et pour qui recevoir l’Amour d’un Autre c’est l’enfer.
Personne ne
peut dire que nous n’avons pas déjà, chacun de nous dans notre expérience
terrestre, connu une petite expérience de ce qu’est la possibilité de l’enfer.
Non pas de la
réalité même de l’enfer, mais de la réelle possibilité de l’enfer pour chacun
d’entre nous, quand par orgueil nous nous fermons à l’Amour et que nous ne voulons plus être aimés, parce qu’il nous faudrait accepter
d’être aimés dans notre pauvreté, dans notre néant.
Comme le dit Jésus à Catherine de Sienne :
« Tu est celle qui n’est pas, Je Suis celui qui Suis ». Quand on n’accepte pas
son néant, on ne peut pas accepter l’Amour qui nous a tirés de lui.
« Fais-toi capacité, continue le Christ en parlant à S. Catherine,
et je me ferai torrent ».
Dans cette contemplation de l’agonie de Jésus,
de la sueur de sang, il est extraordinaire de voir comment l’Amour se donne
malgré la contradiction.
« Non
pas ma volonté mais la tienne » [Luc 22, 42], c’est à dire j’aimerai
selon ton dessein, j’aimerai cet homme jusqu’à la fin sans considérer qu’il
peut opposer à mon Amour un « non » pour l’éternité.
Tel est le
drame de l’enfer : Dieu ne peut pas prendre acte de
notre « non ».
En effet si
Dieu pouvait prendre acte de notre « non », alors il
pourrait soit nous supprimer l’être, comme le disent certains, et notre âme
n’existerait plus.
Ou bien, Dieu
pourrait nous donner un bonheur hors de Lui, mais ce n’est pas possible, parce
qu’il est l’Être.
On ne peut pas
durer dans l’être hors de lui, et comme il est Amour, on ne peut pas ne pas
être aimé de Lui.
Alors que
peut-il faire d’autre sinon aller de l’avant les yeux bandés par rapport à un
refus de l’amour qui lui reste inconcevable ?
[2] Il s’acharne à nous aimer
dans un corps à corps avec nos libertés, jusqu’à notre dernier souffle.
Même par delà notre dernier souffle, si
jamais notre liberté s’ancrait dans un ultime refus, il ne pourrait que
continuer à aimer en pure perte.
C’est dans cette
folie de sa miséricorde que s’accomplit, de manière immanente, l’exigence de sa
justice.
Satan est un
être poursuivi par l’Amour de Dieu.
Cela apparaît
dans le livre de Job : Satan se présente devant Dieu avec les anges
et il parle avec lui.
Il est chassé
du ciel en tant qu’accusateur de l’homme, il est discrédité.
Il ne peut
plus tenter Dieu mais il n’est pas en dehors de l’amour de Dieu ; il
ne peut pas l’être.
Dieu n’a pas
pu créer une créature pour une extériorité [3].
Les ténèbres
extérieures c’est seulement au sein de la liberté qu’elles peuvent exister.
Elles ne sont
pas une mise en dehors de la présence de Dieu.
Au contraire,
la même présence de Dieu, qui pour le bienheureux est source de bonheur et de
joie, fait le malheur de Satan par orgueil et par jalousie.
Coupe de
bénédiction, coupe de colère…
L’autopunition de l’enfer
Il apparaît
clairement que la justice de Dieu est inséparable de son Amour et donc ne peut
qu’être que le contraire d’une justice de vengeance.
Bien sûr
l’enfer revient à une punition par une justice immanente, mais où le damné se
punirait lui-même.
Dieu donne ce
qu’il a promis, et sa justice consiste à ne pas pouvoir revenir sur sa
parole : il a promis l’être, il le donne.
Il ne peut pas
cesser de faire exister une de ses créatures spirituelles.
Il a promis la vie
éternelle en sa présence, il la donne.
Si cela rend
quelqu’un malheureux, celui-là ne peut s’en plaindre qu’à lui-même qui fait
volontairement de ce bonheur un malheur.
Nous sommes nous-mêmes nos propres
bourreaux.
Si au moment
du jugement dernier un damné voulait se lever en disant : « Seigneur, malheureux que je suis, qu’ai-je
fait de ma vie ? », l’amour de Dieu s’engouffrerait en lui.
S’il y avait
chez le damné cette désolation que l’on constate chez certains condamnés à mort
qui pleurent sur leur sort au moment où l’on prononce la sentence, s’il y avait
quelque chose comme cela en lui, cela ouvrirait
toutes grandes les vannes de la miséricorde de Dieu dans son cœur.
Il est damné en
s’endurcissant dans une résistance ultime contre la miséricorde au point que la
miséricorde elle-même devient pour lui une souffrance infinie.
Le moindre
mouvement sinon d’amour, du moins de besoin d’amour, provoquerait ce qu’a
provoqué chez le père le retour intéressé de l’enfant prodigue (Luc 15, 11s). Il n’est pas revenu vers le père d’abord par repentir, il est revenu vers le père poussé par le besoin : « chez mon
père, se disait-il, même les serviteurs mangent mieux que je mange
maintenant ».
Ce n’était pas
glorieux, mais cela suffit car il a accepté d’être aimé par le Père, comme le
Bon Larron sur la Croix [Luc 23, 40].
On n’est pas
damné parce qu’on a refusé d’aimer ; ou alors nous le serions tous.
On est damné parce qu’on a refusé d’être aimé.
Cela se fait
par un apprentissage quotidien de l’orgueil où, bien sûr, on commence par
désapprendre à aimer et, à force de désapprendre à aimer, à désespérer de
l’Amour.
Comme on a refusé d’aimer, on ne sait plus ce que c’est
qu’aimer et donc on commence à penser que c’est une pure tromperie, et de fil
en aiguille, on commence à ne plus supporter dans ce monde d’être aimé, ou de
voir les autres s’aimer.
Nous savons
bien qu’il y a quelque chose comme cela dans notre cœur, comme un petit ressort
d’enfer.
Nous le voyons au
grand jour chez certaines personnes qui vivent déjà sur terre des situations
infernales.
Il suffit de
penser à certaines familles, à certains couples, dans lesquels s’est introduite
la haine.
N’y a-t-il pas
là comme une préfiguration de la réalité infernale là où l’amour est devenu
insupportable ?
Notes de Christus
[1] Il s’agit ici de S. Catherine
de Sienne, et non S. Catherine de Gêne à laquelle notre
encadré fait référence.
[2] La
conception de Dieu sans idée du mal est une thèse chère au père Garrigues, c’est l’objet du livre dont est tiré ce passage.
[3] Nulle créature, même les démons ou les
damnés, ne peuvent survivre hors de la présence de Dieu. En effet Dieu est la source de l’être, si par impossible une
créature pouvait échapper à son influence elle retournerait instantanément au
néant. C’est pourquoi dans la théologie
chrétienne on affirme qu’il y a du bien même dans les démons : ceux-ci
sont quelque chose, ils reçoivent de l’être qu’ils tiennent de Dieu, donc du
bien (ontologique et non moral bien sûr). C’est pourquoi il faut faire
attention avec des expressions de type : « les damnés se
coupent de Dieu », il y a une manière de comprendre cette phrase
dans le sens où les damnés ne sont pas en dehors de lui mais où ils ne peuvent
le voir à cause de leur perversion.
Publié
le 25/02/2010 | modifié le 11/04/2014 »
http://christus.fr/la-situation-des-damnes-vue-par-le-pere-garrigues/
http://christus.fr/catherine-de-sienne/
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