Les
Thibault, Le Pénitencier, Tome Premier, pages 214-221, Roger Martin du Gard
X
Un soir, avant le dîner, Antoine eut la surprise de
trouver dans son courrier une enveloppe à son nom qui contenait une lettre
cachetée, à l’adresse de son frère.
Il ne reconnut pas l’écriture, et, Jacques étant là, il
ne voulut pas avoir l’air d’hésiter :
-
« Voilà qui est pour
toi », dit-il.
Jacques s’approcha vivement, et son visage s’empourpra.
Antoine, qui feuilletait un catalogue de livres, lui
remit l’enveloppe sans le regarder.
Losqu’il leva la tête, il vit que Jacques avait glissé la
lettre dans sa poche.
Leurs yeux se croisèrent ; ceux de Jacques étaient
agressifs.
-
« Pourquoi me regardes-tu
comme ça ? » fi-il. « J’ai bien le droit de recevoir une
lettre ? »
Antoine considéra son frère sans rien dire, lui tourna le
dos et quitta la pièce.
Pendant le dîner, il causa avec M.Thibault sans
s’adresser à Jacques.
Ils redescendirent ensemble, comme chaque soir, mais
n’échangèrent pas une parole.
Antoine gagna sa chambre ; il s’asseyait à peine à
sa table, lorsque Jacques entra sans avoir frappé, s’avança d’un air provocant
et jeta sur le bureau la lettre dépliée :
-
« Puisque tu surveilles ma
correspondance ! »
Antoine replia la feuille sans la lire, et la tendit à
son frère.
Comme celui-ci ne la prenait pas, il écarta les doigts,
et la lettre tomba sur le tapis.
Jacques la ramassa et l’enfonça dans sa poche.
-
« Alors, ce n’est pas la
peine de me faire la tête », ricana-t-il.
Antoine haussa les épaules.
-
« Et puis, j’en ai assez, si tu veux savoir ! » reprit
Jacques, élevant tout à coup la voix. « Je ne suis plus un enfant. Je
veux...j’ai bien le droit... » Le regard attentif et calme d’Antoine
l’irritait. « Je te dis que j’en ai assez ! » cria-t-il.
-
« Assez de quoi ? »
-
« De tout. » Sa figure avait perdu toute nuance :
« l’œil fixe et courroucé, les oreilles décollées, la bouche entrouverte,
lui donnaient un air stupide ; il devenait très rouge. « D’ailleurs,
c’est par erreur que cette lettre est arrivée ici ! J’avais ordonné qu’on
m’écrive poste restante ! Là, au moins, je recevrai les lettres que je
veux, sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit ! »
Antoine l’examinait toujours, sans répondre.
Ce silence lui donnait beau jeu et masquait son
embarras : jamais encore l’enfant ne lui avait parlé sur ce ton.
-
« D’abord, je veux revoir
Fontanin, entends-tu ? Personne ne m’en empêchera ! »
Ce fut un trait de lumière : l’écriture du cahier
gris !
Jacques correspondait avec Fontanin, malgré sa promesse.
Et elle, Mme de Fontanin, était-elle au courant ?
Autorisait-elle cette correspondance clandestine ?
Antoine, pour la première fois, se voyait contraint
d’endosser un rôle de parent ; le temps n’était pas éloigné où il eût pu
avoir devant M.Thibault l’attitude que Jacques avait en ce moment devant lui.
L’aspect des choses s’en trouvait renversé.
-
« Tu as donc écrit à
Daniel ? » demanda-t-il en fronçant les sourcils.
Jacques lui tint tête par un signe très affirmatif.
-
« Sans m’en
parler ? »
-
« Et puis
après ? » fit l’autre.
Antoine faillit se lever pour gifler l’impertinent.
Il serra les poings.
La tournure de ce débat risquait de compromettre ce à
quoi il tenait le plus.
-
« Va-t’en », prononça-t-il sur un ton qui feignait le
découragement. « Ce soir, tu ne sais plus ce que tu dis. »
-
« Je dis...Je dis que j’en ai assez ! » cria Jacques en
tapant du pied. « Je ne suis plus un enfant. Je veux fréquenter qui bon me
semble. J’en ai assez de vivre comme ça. Je veux voir Fontanin, parce que
Fontanin est mon ami. Je lui ai écrit pour ça. Je sais ce que je fais. Je lui
ai donné rendez-vous. Tu peux le dire à...à qui tu voudras. J’en ai assez,
assez, assez ! » Il trépignait ; et rien ne subsistait plus en
lui, que haine et révolte.
Ce qu’il ne disait pas, ce qu’Antoine ne pouvait guère deviner,
c’est qu’après le départ de Lisbeth, le pauvre gamin s’était senti le cœur si
vide et tout à la fois si lourd, qu’il avait cédé au besoin de confier à un
être jeune le secret de sa jeunesse ; bien plus : de partager avec
Daniel ce poids qui l’étouffait.
Et, dans son exaltation solitaire, il avait par avance
vécu les heures s’amitié totale, où il supplierait son ami d’aimer une moitié
de Lisbeth, et Lisbeth de laisser à Daniel prendre à sa charge cette moitié
d’amour.
-
« Je t’ai dit de t’en aller ! », reprit Antoine, qui
affectait de rester impassible et savourait sa supériorité. « Nous
reparlerons de tout cela quand tu auras recouvré la raison. »
-
« Lâche ! » hurla Jacques que ce flegme exaspérait.
« Pion ! » Et il partit en claquant la porte.
Antoine se leva pour donner un tour de clef, et se jeta
dans un fauteuil. Il avait pâli de rage.
« Pion ! L’imbécile. Pion ! Il me le
paiera. S’il croit qu’il peut se permettre, il se trompe ! Ma soirée est
perdue, je suis incapable de travailler maintenant. Il me le paiera. Ma
tranquillité d’autrefois. Quelle sottise j’ai faite ! Et pour ce petit
imbécile. Pion ! Plus on en fait pour eux... L’imbécile, c’est moi :
je gâche pour lui une partie de mon temps, de mon travail. Mais c’est fini.
J’ai ma vie, moi, mes examens. Ce n’est pas ce petit imbécile qui... »
Il ne pouvait rester en place et se mit à arpenter la
chambre.
Il se vit tout à coup en présence de Mme de Fontanin, et
ses traits prirent une expression ferme et désabusée : « J’ai fait e
que j’ai pu, Madame. J’ai essayé la douceur, l’affection. Je lui ai laissé la
plus grande liberté. Et voilà. Croyez-moi, Madame, il y a des natures contre
lesquelles on ne peut rien.
La société n’a qu’un moyen de s’en garantir, c’est en les
empêchant de nuire.
Ce n’est pas sans raison que les pénitenciers s’intitulent
Œuvres de Préservation sociale... »
Un grignotement de rat lui fit tourner la tête.
Sous la porte close un billet venait d’être glissé :
« Je te demande pardon pour pion. Je ne suis plus en
colère. Laisse-moi revenir. »
Antoine sourit malgré lui.
Il eut un brusque élan d’affection, et sans réfléchir
davantage, alla vers la porte et l’ouvrit.
Jacques attendait, les bras ballants.
Il était encore si énervé qu’il baissa la tête et pinça
les lèvres pour ne pas éclater de rire.
Antoine avait pris un air irrité, distant ; il
revint s’asseoir.
-
« J’ai à travailler », fit-il sèchement. « Tu m’as déjà fait
perdre assez de temps pour ce soir ? Qu’est-ce que tu veux ? »
Jacques leva ses yeux qui restaient rieurs, et regarda
son frère bien en face :
-
« Je veux revoir Daniel », déclara-t-il.
Il y eut un court silence.
-
« Tu sais bien que père s’y oppose », commença Antoine.
« J’ai pris la peine de t’expliquer pourquoi. Tu t’en souviens ? Ce
jour-là, il a été convenu entre nous que tu accepterais cet état de choses et
ne ferais aucune tentative pour renouer les relations avec les Fontanin.
J’ai eu confiance en ta parole. Tu vois
le résultat. Tu m’as trompé ; à la première occasion, tu as rompu le
pacte. Maintenant, c’est fini : jamais plus je ne pourrai avoir confiance
en toi. »
Jacques sanglotait.
-
« Ne dis pas ça, Antoine. Ce n’est pas juste. Tu ne peux pas savoir.
C’est vrai que j’ai eu tort. Je n’aurais pas dû écrire sans t’en parler. Mais
c’est parce qu’il y avait autre chose que j’aurais été forcé de raconter, et je
ne pouvais pas. » Il murmura : « Lisbeth... »
-
« Il ne s’agit pas de ça », interrompit aussitôt Antoine, afin
d’éluder un aveu qui l’eût gêné plus encore que son frère. Et, pour obliger
Jacques à changer de sujet : « Je consens à tenter une nouvelle et
dernière expérience : tu vas me promettre... »
-
« Non, Antoine, je ne peux pas te promettre de ne pas revoir Daniel.
C’est toi qui vas me promettre de me laisser le voir. Ecoute-moi, Antoine, ne
te fâche pas. Je te jure devant Dieu que je ne te cacherai plus rien. Mais je
veux revoir Daniel et je ne veux pas le revoir sans que tu le saches. Lui non
plus d’ailleurs. Je lui avais écrit de me répondre poste restante ; il n’a
pas voulu. Ecoute ce qu’il m’écrit : Pourquoi poste
restante. Nous n’avons rien à dissimuler. Ton frère a toujours été pour nous.
C’est donc à lui que j’adresse ce mot, qu’il te remettra. Et à la fin, il refuse le rendez-vous
que je lui proposais derrière le Panthéon : J’en ai parlé à
maman. Le plus simple serait que tu viennes aussitôt que possible passer un
dimanche à la maison. Maman vous aime bien ton frère et toi, elle me charge de
vous inviter tous les deux. Tu vois, il est loyal, lui. Papa ne s’en doute pas, il
le condamne sans rien savoir de lui ; je ne lui en veux pas trop, mais toi,
Antoine, ce n’est pas pareil. Tu connais Daniel, tu le comprends, tu as vu sa
mère ; tu n’as aucune raison d’être comme papa. Tu dois être content que
j’aie cette amitié. Il y a bien assez longtemps que je suis seul ! Pardon,
je ne dis pas ça pour toi, tu sais bien. Mais toi, c’est une chose ; et
Daniel, c’est une autre. Tu as bien des amis de ton âge, toi ? Tu sais
bien ce que c’est d’avoir un vrai ami ? »
« Ma foi, non... », songeait Antoine, en
remarquant l’expression heureuse et tendre que prenait le visage de Jacques,
dès qu’il prononçait ce mot d’ami.
Il eut soudain envie d’aller à son frère et de
l’embrasser.
Mais le regard de Jacques avait quelque chose
d’irréductible et de combatif, qui était blessant pour l’orgueil d’Antoine.
Aussi eut-il la velléité de heurter cette obstination, de
la briser.
Cependant l’énergie de Jacques lui en imposait un peu.
Il ne répondit rien, allongea les jambes et se mit à
réfléchir.
« En réalité », se disait-il, « moi qui ai
l’esprit large, je dois convenir que l’interdiction de mon père est absurde.
Ce Fontanin ne peut avoir sur Jacques qu’une bonne
influence.
Milieu parfait.
Qui m’aiderait, même, dans ma tâche.
Oui, certainement, elle
m’aiderait, elle verrait même plus clair que moi ; elle prendrait vite de
l’ascendant sur le petit ; c’est une femme de tout premier ordre.
Mais si jamais père apprenait ça...
Eh bien ?
Je ne suis plus un enfant.
Qui a pris la responsabilité de Jacques ?
Moi.
J’ai donc le droit de juger en dernier ressort.
J’estime que, prise à la lettre, la défense de père est
absurde et injuste : Je passe outre, voilà tout. D’abord, Jacques m’en
sera plus attaché. Il pensera : « Antoine n’est pas comme
papa. »
Et puis, je suis sûr que la mère... »
Il se vit, une seconde fois, devant Mme de Fontanin, qui souriait :
« Madame, j’ai tenu à vous amener mon frère moi-même... »
Il se leva, fit quelques pas, et vint se placer devant
Jacques, qui restait immobile, la volonté tendue, férocement décidé à combattre
et à vaincre l’opposition d’Antoine.
-
« Je suis bien obligé de te le dire, puisque tu m’y forces : mon
intention, en dépit des ordres de père, a toujours été de te laisser revoir les
Fontanin.
Je projetais même de t’y conduire, ainsi tu vois ?
Mais je voulais attendre que tu aies bien repris ton
assiette : je comptais patienter jusqu’à la rentrée.
Ta lettre à Daniel précipite les choses.
Soit.
Je prends tout sur moi.
Père n’en saura rien ni l’abbé.
Nous irons dimanche, si tu veux.
« Remarque », ajouta-t-il après une pause et
sur un ton d’affectueux reproche, « combien tu t’est mépris, combien tu as
eu tort de ne pas me faire meilleur crédit. Je te l’ai vingt fois répété, mon
petit : franchise complète entre nous, confiance réciproque, ou bien c’est
la faillite de tout ce que nous avons espéré. »
-
« Dimanche ? » balbutia Jacques. Il était tout désorienté
d’avoir gain de cause sans lutte.
Il eut l’impression qu’il était dupe de quelque
machination qu’il n’apercevait pas.
Puis il eut honte de ce soupçon : Antoine était
vraiment son meilleur ami.
Quel dommage qu’il fût si vieux !
Mais quoi, dimanche prochain ?
Pourquoi si tôt ?
Il se demandait maintenant s’il était vrai qu’il désirât
tant revoir son ami.
XI
DANIEL dessinait, ce dimanche-là, auprès de sa mère,
lorsque la petite chienne se mit à aboyer.
On avait sonné.
Mme de Fontanin posa son livre.
« Laisse, maman », fit Daniel, en la devançant
vers la porte.
On avait dû, faute d’argent, congédier la femme de
chambre, puis, le mois pécédent, la cuisinière ; Nicole et Jenny aidaient
au ménage.
Mme de Fontanin, qui prêtait l’oreille, sourit en
reconnaissant la voix du pasteur Gregory, et fit quelques pas à sa rencontre.
Il avait saisi Daniel aux épaules et le dévisageait avec
un rire rauque :
-
« Comment ? Pas dehors pour une bonne promenade, boy, par ce beau temps ? Il n’y
aura donc jamais ni canot, ni cricket, ni sport, chez ces
Français ? »
L’éclat de ses petits yeux noirs, dont l’iris emplissait
l’écartement des paupières sans laisser paraître le blanc, était si pénible à
soutenir de près, que Daniel détournait la tête avec un sourire gêné.
-
« Ne le grondez pas », dit Mme de Fontanin.
« Il attend la visite d’un
camarade. Vous savez, ces Thibault ? »
Le pasteur, en grimaçant, fouilla dans ses
souvenirs ; tout à coup, avec une énergie diabolique, il frotta
vigoureusement l’une contre l’autre ses mains sèches, d’où semblaient jaillir
des étincelles, et sa bouche se fendit en un rire étrange, silencieux.
-
« Oh ! yes »,
fit-il enfin. « Le barbu docteur ? Bon, brave jeune homme. Vous
souvenez-vous quel visage étonné, quand il est venu voir notre chère petite
chose ressuscitée ? Il voulait mesurer la ressuscitation avec son
thermomètre ! Poor fellow !
Mais, où est-elle, notre darling ?
Aussi enfermée dans sa chambre, par si splendide soleil ? »
-
« Non, rassurez-vous. Jenny est dehors avec sa cousine. À peine si
elles ont pris le temps de déjeuner. Elles essaient un appareil de
photographie...que Jenny a reçu pour sa fête. »
Daniel, qui avançait un siège pour le pasteur, leva la
tête et regarda sa mère dont la voix s’était troublée en donnant ce détail.
-
« Quoi, à propos de cette Nicole ? » demanda Gregory en
s’asseyant. « Rien de nouveau ? »
Mme de Fontanin fit signe que non.
Elle ne désirait pas traiter ce sujet devant son fils,
qui, au nom de Nicole, avait glissé un coup d’œil vers le pasteur.
-
« Mais, dites-moi, boy »,
fit brusquement celui-ci en se tournant vers Daniel, « votre barbu docteur
ami, quand viendra-t-il réellement pour nous importuner ? »
-
« Je ne sais pas. Vers trois heures peut-être. »
Gregory se dressa pour extraire de son gilet de clergyman
une montre d’argent large comme une soucoupe.
-
« Very well ! » cria-t-il. “Vous avez presque une heure,
paresseux garçon ! Jetez de côté la veste, et allez tout de suite, courant
tout autour du Luxembourg, pour tirer un record de course à pied ! Go on ! »
Le jeune homme échangea un regard avec sa mère, et se
leva.
-
« Bien, bien, je vous laisse », fit-il malicieusement.
-
« Rusé garçon ! » murmura Gregory en le menaçant du poing.
Mais dès qu’il fut seul avec Mme de Fontanin, son visage
glabre prit une expression de bonté, et son regard devint caressant.
-
« Maintenant », dit-il, « le temps est venu où je désire parler
à votre cœur seulement, dear. »
Il se recueillit comme s’il priait.
Puis, d’un geste nerveux, il passa ses doigts dans ses mèches
noires, alla prendre une chaise et s’assit à califourchon.
Extrait du roman Les
Thibault, Tome Premier, pages 214-221, Le Cahier Gris, Le Pénitencier, La Belle Saison, Roger Martin du Gard, Gallimard, 1955, Le Livre de Poche, Texte
intégral.
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