Les
Thibault, Le Pénitencier, Tome Premier, pages 175-182, Roger Martin du Gard
VI
UN matin, il était
neuf heures à peine, la concierge de l’avenue de l’Observatoire fit demander
Mme de Fontanin.
En bas une « personne » désirait la voir, mais
qui ne voulait ni monter à l’appartement ni donner son nom.
-
« Une
personne ? Une femme ? »
-
« Une jeune fille. »
Mme de Fontanin eut un mouvement de recul.
Une aventure de Jérôme sans doute.
Un chantage ?
-
« Et si jeune ! » ajouta la concierge : « Une
enfant ! »
-
« J’y vais. »
Une enfant, en effet, qui se dissimulait dans l’ombre de
la loge, qui leva enfin la tête...
-
« Nicole ? »
s’écria Mme de Fontanin, en reconnaissant la fille de Noémie Petit-Dutreuil.
Nicole fut sur le point de se jeter dans les bras de sa
tante, mais elle réprima cet élan.
Elle avait le teint gris, le visage défait.
Elle ne pleurait pas : elle tenait ses yeux grands
ouverts et ses sourcils levés ; elle semblait surexcitée, résolue, et tout
à fait maîtresse d’elle-même.
-
« Tante, je voudrais vous
parler.
-
« Viens. »
-
« Pas là-haut. »
-
« Pourquoi ? »
-
« Non, pas là-haut. »
-
« Mais pourquoi ? Je suis toute seule. »
Elle devina que Nicolae hésitait : « Daniel est
au lycée, Jenny à son cours de piano : je te dis que je suis seule
jusqu’au déjeuner. Allons, viens. »
Nicole la suivit, sans une parole.
Mme de Fontanin la fit entrer dans sa chambre.
-
« Qu’est-ce qu’il y
a ? » Elle ne pouvait dissimuler sa méfiance : « Qui
t’envoie ? D’où viens-tu ? »
Nicole la regardait sans baisser les yeux ; ses cils
battirent :
-
« Je me suis
sauvée. »
-
« Ah !... » fit Mme de Fontanin, avec une expression de
souffrance. Elle se sentait soulagée, cependant. « Et c’est
ici que tu es venue ? »
Nicole eut un mouvement d’épaules qui semblait
dire :
« Où
aller ? Je n’ai personne. »
-
« Assieds-toi, ma chérie. Voyons...Tu as l’air bien fatiguée. Tu n’as
pas faim ? »
-
« Un peu. » Elle souriait pour s’excuser.
-
« Mais pourquoi ne le dis-tu pas ? » s’écria Mme de
Fontanin, en entraînant Nicole dans la salle à manger.
Quand elle vit
comment la petite mordait dans son pain beurré, elle tira du buffet un reste de
viande froide et des confitures.
Nicole mangeait, sans rien dire, honteuse de son appétit,
incapable de le masquer.
Le sang montait à ses joues.
Elle but coup sur coup deux tasses de thé.
-
« Depuis quand n’avais-tu rien mangé ? » demanda Mme de
Fontanin, dont le visage était plus bouleversé que celui de l’enfant. « Tu as froid ? »
-
« Non. »
-
« Mais si, tu frissonnes. »
Nicole fit un geste d’impatience : elle s’en voulait
de ne pas pouvoir cacher ses faiblesses.
-
« J’ai voyagé toute la
nuit, c’est ça qui donne un peu froid... »
-
« Voyagé ? D’où viens-tu
donc ? »
-
« De Bruxelles. »
-
« De Bruxelles, mon
Dieu ! Et seule ? »
-
« Oui », articula la jeune fille. Son accent suffisait à prouver
la fermeté de sa détermination.
Mme de Fontanin saisit sa main.
-
« Tu es gelée. Viens dans ma chambre. Veux-tu te coucher,
dormir ? Tu m’expliqueras plus tard. »
-
« Non, non, tout de suite. Pendant que nous sommes seules. D’ailleurs,
je n’ai pas sommeil. Je vous assure, laissez-moi. »
On était encore
au début d’avril.
Mme de Fontanin
alluma le feu, enveloppa la fugitive dans un châle et l’assit de force près de
la cheminée.
L’enfant résistait, puis cédait, agacée, avec deux yeux
brillants et fixes qui ne voulaient pas s’attendrir.
Elle consultait la pendule ; elle avait hâte de
parler, et, maintenant qu’elle était installée, ne se décidait pas à le faire.
Sa tante, pour ne
pas accroître son malaise, évitait de la regarder.
Quelques minutes s’écoulèrent ; Nicole ne commençait
pas.
-
« Quoi que tu aies fait, chérie », dit alors Mme de Fontanin,
« personne ici ne te demandera rien. Garde ton secret, si tu veux. Je te
sais gré d’avoir pensé à venir près de nous. Tu es ici comme une enfant de la
maison. »
Nicole se
redressa.
Est-ce qu’on la
soupçonnait d’avoir commis quelque faute pénible à confesser ?
Dans le mouvement qu’elle fit, le châle glissa de ses
épaules et découvrit un buste plein de santé, qui contrastait avec son visage
maigri et l’extrême jeunesse de ses traits.
-
« Au contraire »,
dit-elle, avec un regard flamboyant, « je veux tout dire. »
Et aussitôt elle commença avec une sorte de sécheresse
provocante : « Ma tante...Le jour où vous êtes venue rue de
Monceau... »
-
« Ah ! » fit Mme de Fontanin ; et, de nouveau, sa
figure prit une expression de souffrance.
-
« ...j’ai tout entendu », acheva Nicole, très vite, en battant
des paupières.
Il y eut un silence.
-
« Je le savais, ma chérie. »
La petite étouffa un sanglot et plongea son visage entre
ses mains, comme si elle fondait en larmes.
Mais elle releva la tête presque aussitôt ; se yeux
étaient secs et ses lèvres serrées, ce qui changeait son expression habituelle
et jusqu’au son de sa voix :
-
« Ne la jugez pas
mal, tante Thérèse ! Elle
est très malheureuse, vous savez... Vous ne me croyez pas ? »
-
« Si », répondit Mme de Fontanin.
Une question lui
brûlait les lèvres ; elle regarda la jeune fille avec un calme qui ne
pouvait tromper personne : « Est-ce que, là-bas, il y
a aussi...ton oncle Jérôme ? »
-
« Oui. »
Elle ajouta, après une pause, en levant les sourcils.
« C’est même
lui qui m’a donné l’idée de me sauver...de venir ici... »
-
« Lui ? »
-
« Non, c’est-à-dire...Pendant ces huit jours, il est venu chaque
matin. Il me donnait un peu d’argent pour que je puisse vivre, puisque j’étais
restée là, toute seule. Et avant-hier, il m’a dit : « Si une âme charitable pouvait te prendre chez elle, tu serais mieux
qu’ici. »
Il a dit « une
âme charitable ».
Mais j’ai tout de
suite pensé à vous, tante Thérèse.
Et je suis sûre
que lui aussi, il y pensait.
Vous ne croyez
pas ? »
-
« Peut-être... », murmura Mme de Fontanin.
Elle éprouvait soudain un tel sentiment de bonheur
qu’elle faillit sourire.
Elle se hâta de parler.
-
« Mais, comment étais-tu
seule ? Où donc étais-tu ? »
-
« Chez nous. »
-
« À Bruxelles ? »
-
« Oui. »
-
« Je ne savais pas que ta
maman s’était installée à Bruxelles. »
-
« Il a bien fallu, à la
fin de novembre. Tout était saisi rue de Monceau. Maman n’a pas de chance,
toujours des ennuis, des huissiers qui réclament de l’argent. Mais maintenant on a payé les dettes, elle pourra revenir. »
Mme de Fontanin
leva les yeux.
Elle voulut
demander : « Qui on ? »
Son regard posait
si nettement la question, qu’elle lut la réponse sur les lèvres de l’enfant.
De nouveau, elle ne put se retenir :
-
« Et...il est parti en
novembre avec elle ? »
Nicole ne répondit pas.
La voix de tante Thérèse avait tremblé si
douloureusement !
-
« Tante », dit-elle
enfin, avec effort, « il ne faut pas m’en vouloir, je ne veux rien vous
cacher, mais c’est difficile d’expliquer tout, comme ça, en une fois. Vous
connaissez M.Arvelde ? »
-
« Non. Qui est-ce ? »
-
« Un grand violoniste de Paris, qui me donnait des leçons. Oh !
un grand, grand artiste : il joue dans les concerts. »
-
« Eh bien ? »
-
« Il habitait Paris, mais
il est Belge. C’est pour ça, quand il a fallu se sauver, il nous a emmenées en
Belgique. Il a une maison à lui, à Bruxelles, où on s’est installé. »
-
« Avec lui ? »
-
« Oui. »
Elle avait compris la question et ne s’y dérobait
pas ; elle semblait même prendre un sauvage plaisir à surmonter toute
réticence.
Mais elle n’osa plus rien dire et se tut.
Mme de Fontanin reprit, après une pause assez
longue :
-
« Mais, où étais-tu ces
derniers jours, quand tu étais seule et que l’oncle Jérôme venait te
voir ? »
-
« Là. »
-
« Chez ce
monsieur ? »
-
« Oui. »
-
« Et ton oncle y
venait ? »
-
« Bien sûr. »
-
« Mais comment te trouvais-tu seule ? continua Mme de Fontanin
sans se départir de sa douceur.
-
« Parce que M.Raoul fait
une tournée en ce moment, à Lucerne, à Genève. »
-
« Qui ça, Raoul ? »
-
« M.Arvelde. »
-
« Et ta maman t’avait
laissée seule à Bruxelles, pour aller avec lui en Suisse ? »
L’enfant eut un geste si désespéré que Mme de Fontanin
rougit.
« Chérie, je te demande pardon »,
balbutia-t-elle.
« Ne parle plus de tout ça. Tu es venue, c’est bien.
Reste auprès de nous. »
Mais Nicole secoua violemment la tête :
-
« Non, non, c’est presque fini. »
Elle fit une forte aspiration, et tout d’un trait : « Ecoutez, tante : M.Arvelde,
lui, il est en Suisse. Mais sans maman. Parce qu’il avait obtenu pour maman
un engagement dans un théâtre de Bruxelles, pour chanter un rôle d’opérette, à
cause de sa voix, qu’il lui a fait travailler. Même qu’elle a eu un grand,
grand succès dans les journaux ; j’en ai des coupures dans ma poche, que
vous pourrez voir. »
Elle s’arrêta, ne sachant plus où elle en était : « Alors », reprit-elle avec
un regard étrange, « c’est
justement parce que M.Raoul partait en Suisse que l’oncle Jérôme est venu. Mais
trop tard. Quand il est arrivé, maman n’était plus là.
Un soir, elle m’a embrassée... Non », fit-elle en
baissant la voix et en fronçant durement les sourcils, « elle m’a presque battue parce qu’elle ne savait plus que faire
de moi. »
Elle releva la tête et se contraignit à sourire :
« Oh ! elle ne m’en voulait pas pour de vrai, au contraire. »
Son sourire
s’étrangla dans sa gorge.
« Elle était si malheureuse, tante Thérèse, vous ne
pouvez pas savoir : il fallait bien
qu’elle parte, puisque quelqu’un l’attendait en bas.
Et elle savait que l’oncle Jérôme allait arriver, parce qu’il était déjà plusieurs fois
venu nous voir, il faisait même de la musique avec M.Raoul ; mais la
dernière fois il avait dit qu’il ne reviendrait plus tant que M.Arvelde serait
là.
Alors, avant de
partir, maman m’a dit de dire à l’oncle Jérôme qu’elle était partie pour
longtemps, qu’elle me laissait, et qu’il s’occupe de moi.
Ça, je suis sûre qu’il l’aurait fait, mais je n’ai pas
osé le lui dire, quand je l’ai vu arriver.
Il était en
colère, j’ai eu peur qu’il ne parte à leur poursuite ; alors je lui ai
menti exprès ; je lui ai dit que maman allait revenir le lendemain ;
et tous les jours je lui disais que je l’attendais.
Lui, il la
cherchait partout, il la croyait encore à Bruxelles.
Mais moi, tout ça était trop, je ne voulais plus
rester ; d’abord, parce que le
domestique de M.Raoul, je le déteste ! »
Elle frissonna.
C’est un homme, tante Thérèse, qui a des yeux !...Je
le déteste !
Alors, le jour où l’oncle Jérôme m’a parlé de l’âme
charitable, tout d’un coup je me suis décidée.
Et hier matin,
dès qu’il m’a eu donné un peu d’argent, je suis sortie pour que le domestique
ne me le prenne pas, je me suis cachée dans les églises jusqu’au soir, et j’ai
pris le train omnibus de nuit. »
Elle avait parlé vite, le front baissé.
Quand elle redressa la tête, le visage si doux de Mme de Fontanin exprimait une telle
révolte, une telle sévérité, que Nicole joignit les mains :
-
« Tante Thérèse, ne jugez pas mal maman, je vous assure que rien de
tout ça n’est sa faute. Moi non plus je ne suis pas toujours gentille, et je
suis tellement gênante pour elle, ça se comprend ! Mais je suis grande
maintenant, je ne peux plus vivre comme ça. Non, je ne peux plus. »,
reprit-elle en serrant les lèvres. « Je veux travailler, gagner ma vie, ne
plus être à la charge de personne. Voilà pourquoi je suis venue, tante Thérèse.
Je n’ai que vous. Comment voulez-vous que je fasse ?
Aidez-moi seulement quelques jours, tante Thérèse ? Vous seule pouvez
m’aider. »
Mme de Fontanin
était trop émue pour répondre.
Eût-elle jamais cru que cette enfant lui deviendrait un
jour si chère ? Elle la considérait avec une tendresse dont elle savourait
elle-même la douceur, et qui calmait ses propres souffrances.
Moins jolie qu’autrefois peut-être ; la bouche
abîmée par une éruption de petits boutons de fièvre ; mais ses yeux !
des yeux d’un gris bleu assez foncé, et qui étaient presque trop vastes, trop
ronds...Quelle loyauté, quel courage, dans leur limpidité !
Lorsqu’elle put sourire :
-
« Ma chérie », dit-elle en se penchant, « je t’ai comprise,
je respecte ta décision, je te promets de t’aider. Mais pour l’instant tu vas
t’installer ici, près de nous : c’est de repos que tu as besoin. »
Elle disait
« repos », et son regard disait « affection ».
Nicole ne s’y méprit pas ; mais elle refusait encore
de s’attendrir :
-
« Je veux travailler, je ne veux plus être à charge. »
-
« Et si ta maman revient te chercher ? »
Le regard transparent se troubla et prit soudain une
incroyable dureté.
-
« Ça, jamais plus ! » fit-elle, d’une voix rauque.
Mme de Fontanin n’eut pas l’air d’avoir entendu.
Elle dit seulement :
-
« Moi, je te garderais
volontiers avec nous...toujours. »
La jeune fille se leva, parut chanceler, et, tout à coup,
se laissant glisser, vint poser sa tête sur les genoux de sa tante.
Mme de Fontanin caressait la joue de l’enfant, et
songeait à certaines questions qu’il fallait bien qu’elle abordât encore :
-
« Tu as vu bien des choses, mon enfant, que tu n’aurais pas dû voir à
ton âge... », hasarda-t-elle.
Nicole voulut se
redresser, mais elle l’en empêcha.
Elle ne voulait pas que l’enfant la vît rougir.
Elle maintenait le front de la jeune fille sur son genou
et enroulait distraitement une mèche de cheveux blonds autour de son doigt,
cherchant ses mots :
-
« Tu as deviné bien des
choses...Des choses qui doivent rester...secrètes...Tu me comprends ? »
Elle penchait maintenant ses yeux sur ceux de Nicole, qui
eurent une lueur rapide.
-
« Oh ! tante Thérèse,
soyez sûre...Personne...Personne ! Ils ne comprendraient pas, ils
accuseraient maman. »
Elle désirait cacher la conduite de sa mère presque
autant que Mme de Fontanin tenait à cacher celle de Jérôme à ses enfants.
Complicité inattendue, qui s’affirma soudain lorsque
Nicole, après avoir réfléchi, se releva, le visage animé :
-
« Ecoutez, tante Thérèse. Voilà ce qu’il faudra leur dire : Que
maman a été obligée de gagner sa vie, et qu’elle a trouvé une place à
l’étranger. En Angleterre, par exemple... Une place qui l’empêcherait de
m’emmener... Tenez, une place d’institutrice, voulez-vous ? » Elle
ajouta, avec un sourire d’enfant : « Et
puisque maman est partie, il n’y aura rien d’étonnant à ce que je sois triste,
n’est-ce pas ? »
Extrait du roman Les
Thibault, Tome Premier, Le Cahier Gris, Le Pénitencier, La Belle Saison, pages 175-182, Roger Martin du Gard, Gallimard, 1955,
Le Livre de Poche, Texte intégral.
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