Les
Thibault, Le Pénitencier, Tome Premier, pages 221-228 , Roger Martin du Gard
Mais dès qu’il fut seul avec Mme de Fontanin, son visage
glabre prit une expression de bonté, et son regard devint caressant.
-
« Maintenant »,
dit-il, « le temps est venu où je désire parler à votre cœur seulement, dear. »
Il se recueillit comme s’il priait.
Puis, d’un geste nerveux, il passa ses doigts dans ses
mèches noires, alla prendre une chaise et s’assit à califourchon.
« Je l’ai
vu », annonça-t-il, en regardant Mme de Fontanin pâlir.
« Je viens de sa part. Il
regrette. Comme il est malheureux ! »
Il ne la quitait pas des yeux ; il semblait, en l’enveloppant de son
regard obstinément joyeux, vouloir calmer cette souffrance qu’il lui apportait.
-
« Il est à
Paris ? » balbutia-t-elle, sans songer à ce qu’elle disait, puisqu’elle savait que
Jérôme était venu lui-même l’avant-veille, jour anniversaire de la naissance de
Jenny, déposer pour sa fille cet appareil de photographie, chez la concierge.
Où qu’il fût, jamais encore il n’avait
omis de fêter un anniversaire des siens.
« Vous l’avez vu ? » reprit-elle d’une voix distraite, sans
que l’expression de son visage parvînt à se fixer.
Depuis des mois, elle pensait à lui
d’une manière continuelle mais si diffuse, qu’une torpeur spéciale
l’envahissait maintenant, dès qu’il était question de lui.
-
« Il est malheureux », répéta le pasteur avec insistance.
« Il est bourré de remords. Sa piteuse créature est toujours chanteuse,
mais il est dégoûté réellement, il ne veut plus la revoir jamais. Il dit qu’il
ne peut vraiment vivre sans sa femme, sans ses enfants, et je crois c’est vrai.
Il demande votre pardon ; il
promet tout pour rester encore votre mari ; il vous prie de chasser votre
volonté de divorce.
Sa face, je l’ai perçu, est maintenant
la face du Juste : il est réellement droit-homme, et bon. »
Elle se taisait et regardait vaguement devant elle.
Ses joues pleines, le menton un peu empâté, la bouche molle et sensible
respiraient tant de mansuétude, que Gregory crut qu’elle pardonnait.
-
« Il dit que vous allez tous deux, ce mois, chez le tribunal du
juge », continua-t-il, « pour la conciliation ; et qu’après
seulement commencera la véritable machination de divorce. Alors il mendie,
parce qu’il est vraiment changé entièrement. Il dit qu’il n’est pas ce qu’il
paraît, et meilleur que nous croyons. Je pense cela aussi. Il désire maintenant
travailler, s’il trouve travail. Et, si vous voulez, il vivra ici avec vous,
dans un chemin renouvelé et réparateur. »
Il vit la bouche se crisper et un tremblement agiter le bas du visage.
Elle secoua les épaules, tout à coup,
et dit :
-
« Non. »
Le ton était tranchant, le coup d’œil
douloureux et hautain.
Sa décision semblait irréductible.
Gregory renversa la tête, ferma les yeux et resta un long moment silencieux.
-
« Look here », dit-il
enfin, d’une voix très différente, lointaine et sans chaleur. « Je vais
vous dire une histoire, voulez-vous, que vous ne connaissez pas. C’est
l’histoire d’un homme qui aimait un être. Je dis : écoutez. Il était
fiancé, encore très jeune homme, à une pauvre fille, si bonne et belle, si
vraiment aimée de Dieu, que lui aussi l’aimait... »
Son regard devint pesant,
« ...avec toute son âme », accentua-t-il. Puis il sembla faire un
effort, chercher où il en était, et reprit, assez vite : « Alors, après
le mariage, c’est ainsi que cela est arrivé : cet homme, il a perçu que sa
femme, elle ne l’aimait pas lui seulement, mais qu’elle aimait un autre homme
qui était leur ami et qui venait dans la maison comme un frère des deux.
Alors le pauvre mari a emmené
sa femme dans un long voyage, pour aider qu’elle oublie ; mais il a
compris qu’elle aimerait toujours maintenant l’autre homme-ami, mais non plus
jamais lui : et l’enfer a commencé pour eux.
Il a vu sa femme souffrant
l’adultère dans son corps ; et puis dans son cœur, et à la fin jusque dans
son âme, car elle devenait injuste et mauvaise.
Oui », fit-il gravement,
« cette chose-là était réellement terrible : elle devenait mauvaise à
cause de l’amour contrarié ; et lui aussi devenait mauvais, parce que le
négatif était tout autour d’eux.
Alors, qu’est-ce vous croyez
qu’il a fait, cet homme ?
Il priait.
Il pensait : « J’aime
un être, je dois éviter le mauvais pour cet être. »
Et joyeusement, il a invité sa
femme et son ami dans sa propre chambre, devant le Nouveau Testament, et il a
dit : « Soyez mariés sollennellement l’un avec l’autre devant Dieu,
par moi-même. »
Ils pleuraient tous les trois.
Mais il a dit après :
« N’ayez pas crainte : moi, je quitte ; et jamais plus je
reviendrai encore importuner votre bonheur. »
Gregory mit sa main devant ses
yeux, et prononça, à voix basse :
-
« Ah ! dear, quelle
récompense de Dieu, que le souvenir d’un si total amour-sacrifice ! »
Puis il releva le front :
« Et il a fait comme il a dit : il a laissé tout son argent pour eux,
parce qu’il était riche excessivement, et elle pauvre comme le misérable Job.
Il est parti loin, de l’autre
côté du monde, et je sais, il est tout seul encore depuis dix-sept années, sans
argent, et il gagne sa propre vie, comme moi je peux le faire, comme un simple
infirmier disciple de la Christian
Scientist Society. »
Mme de Fontanin l’examinait avec émotion.
-
« Attendez », fit-il avec vivacité, « je vous dirai la fin
maintenant. »
Son visage était tiraillé en tous sens, et, sur le dossier de la chaise où
il s’accoudait, ses doigts de squelette s’entrelacèrent brusquement.
« Le pauvre, il pensait qu’il
laissait le bonheur derrière lui pour eux, et qu’il emportait avec lui toutes
les mauvaises choses ; mais ici est le secret de Dieu :
c’est le mauvais qui est resté avec eux, là-bas.
Ils ont ri de lui.
Ils ont trahi l’Esprit.
Ils acceptaient son sacrifice, pleurant, et dans leurs cœurs, ils
moquaient.
Ils disaient mensonges à propos de lui dans toute la gentry.
Ils ont promené des lettres de lui.
Ils ont fait étalage contre lui de sa fictive complaisance.
Même ils ont dit qu’il avait abandonné sa femme sans un penny, pour la
possession d’une autre femme en Europe.
Ils ont dit ces choses, oui !
Et ils ont payé un jugement de divorce contre lui. »
Il baissa les paupières une seconde,
fit entendre une sorte de gloussement rauque, se leva, et, soigneusement, s’en
fut replacer sa chaise où il l’avait prise.
Toute trace de douleur était effacée de
son visage.
-
« Eh bien », reprit-il en se penchant vers Mme de Fontanin
immobile, « tel est Amour, et si nécessaire est le pardon, que si, à
l’instant même, cette chère perfide femme venait tout à coup près de moi pour
dire : « James, je reviens maintenant sous le toit de votre maison.
Vous serez de nouveau mon serviteur piétiné. Quand je veux, je rirai encore de
vous. »
Eh bien, je lui dirais :
« Venez, prenez tout ce peu que j’ai. Je remercie Dieu pour votre retour.
Et je ferai tellement grand effort pour être réellement bon devant vos yeux,
que vous aussi, vous deviendrez bonne : car le Mauvais n’existe
pas. »
Oui, en vérité, dear, si jamais ma Dolly vient un jour à mes côtés pour demander
son refuge, voilà comme je ferai avec elle. Et je ne dirai pas :
« Dolly, je pardonne », mais seulement : « Christ
vous garde ! »
Et ainsi mes paroles ne me reviendront
pas à vide : parce que le Bien est le seul pouvoir capable de mettre le
frein sur le Négatif ! »
Il se tut, croisa les bras, saisit à
pleine main son menton anguleux, et, d’une voix chantante de prédicant :
« Vous, de même vous devez faire, Madame Fontanin. Parce que vous aimez
cet être de tout votre amour, et Amour c’est Justice. Christ a dit : « Si votre Justice
n’est pas autre que celle du scribe usuel ou du pharisien, vous n’entrerez pas
dans le Royaume. »
La pauvre femme secoua la tête :
-
« Vous ne le connaissez pas, James » murmura-t-elle. « L’air
est irrespirable autour de lui. Partout il apporte le mal. Il détruirait de
nouveau notre bonheur. Il contaminerait ses enfants. »
-
« Quand le Christ a touché
la plaie du léprosé avec sa main, ce n’est pas la main du Christ qui est
devenue épidémique, mais le léprosé qui a été nettoyé. »
-
« Vous dites que je l’aime, non, ce n’est pas vrai ! Je le
connais trop bien maintenant. Je sais ce que valent ses promesses. J’ai
pardonné trop souvent. »
-
« Quand Pierre demande à Christ combien il devra pardonner son frère. « Faut-il jusqu’à sept fois. » Alors Christ répond : « Qu’est-ce que c’est, jusqu’à sept fois. Moi je dis
jusqu’à soixante et dix fois sept fois. »
-
« Je vous dis que vous ne le connaissez pas, James ! »
-
« Qui donc peut penser : Je connais mon
frère ?
Christ a dit : « Je ne juge aucun. » Et moi, Gregory, je dis : Celui qui vit un vie de péché sans être
trouble et malheureux dans son cœur, c’est parce qu’il est encore loin de
l’heure de vérité ; mais il est bien près de l’heure de vérité, celui qui
pleure parce que sa vie est dans le péché. Je vous dis, il regrette, il
avait la face du Juste. »
-
« Vous ne savez pas tout, James. Demandez-lui ce qu’il a fait quand
cette femme a dû fuir en Belgique pour échapper aux créanciers qui la
traquaient. Elle était partie avec un autre ; il a tout quitté pour les
suivre et consenti à toutes les compromissions. Il a tenu pendant deux mois une
place de contrôleur dans les théâtre où elle chantait ! Je vous dis que
c’est une honte. Elle continuait à vivre avec son violoniste, il acceptait
tout, il dînait chez eux, il venait faire de la musique avec l’amant de sa
maîtresse. La face du Juste ! Vous ne le comprenez pas. Aujourd’hui, il
est à Paris, repentant, il dit qu’il a quitté cette femme, qu’il ne veut plus
la revoir. Pourquoi donc alors paye-t-il ses dettes, si ce n’est pour se
l’attacher à nouveau ? Car il désintéresse un à un les créanciers de
Noémie. Oui, voilà pourquoi il est à Paris ! Avec quel argent ? Le mien, celui de ses enfants. Tenez, voici
trois semaines, savez-vous ce qu’il a fait ? Il a hypothéqué notre
propriété de Maisons-Laffite pour jeter vingt-cinq mille francs à un créancier
de Noémie qui perdait patience ! »
Elle baissa le front ; elle ne disait pas tout.
Elle se souvenait de cette
convocation chez le notaire, à laquelle elle s’était rendue sans méfiance, et
où elle avait trouvé Jérôme à la porte, qui l’attendait.
Il avait besoin de sa procuration pour l’hypothèque, parce que la propriété
lui appartenait, à elle, par héritage.
Il l’avait implorée, prétextant
qu’il était sans le sou, acculé au suicide ; et il faisait, sur le
trottoir, le geste de retourner ses poches.
Elle avait cédé, presque sans
lutte ; elle l’avait accompagné chez le notaire, pour qu’il cessât de la
harceler ainsi, en pleine rue – et aussi parce qu’elle était elle-même à court
d’argent, et qu’il lui avait promis de prélever sur la somme quelques billets
de mille francs, dont elle avait besoin pour vivre six mois, en attendant le
règlement des comptes après le divorce.
-
« Je vous répète que vous ne le connaissez pas, James. Il vous jure
que tout est changé, qu’il désire vivre près de nous ? Si je vous
apprenais qu’avant-hier, lorsqu’il est venu déposer en bas son cadeau pour
l’anniversaire de Jenny, il avait
laissé, à cent mètres de notre porte, une voiture... dans laquelle il n’était
pas seul ! »
Elle frissonna ; elle revit soudain, sur le banc du quai
des Tuileries, Jérôme et cette petite ouvrière en noir, qui pleurait.
Elle se leva : « Voilà
l’homme qu’il est », cria-t-elle. « Tout sens moral est chez lui à ce
point aboli, qu’il se fait accompagner par une maîtresse de rencontre le jour
où il va souhaiter la fête de sa fille ! Et vous dites que je l’aime
encore, non, ce n’est pas vrai ! »
Elle s’était redressée, elle semblait
vraiment, à ce moment-là, le haïr.
Gregory la considéra sévèrement :
-
« Vous n’êtes pas dans la vérité », dit-il. « Même en
pensée, devons-nous rendre mal pour mal ? L’Esprit est tout. Le Matériel
est esclave du Spirituel. Christ a dit... »
Les aboiements de Puce lui coupèrent la parole.
« Voilà votre damné barbu
docteur ! » grommela-t-il, avec une grimace. Il courut reprendre sa
chaise, et s’assit.
La porte s’ouvrit en effet.
C’était Antoine, que suivaient Jacques
et Daniel.
Il entrait de son pas résolu, ayant
accepté les conséquences de cette visite.
La lumière des fenêtres ouvertes
frappait en plein son visage ; ses cheveux, sa barbe formaient une masse
sombre ; tout l’éclat du jour se concentrait sur le rectangle blanc du
front, auquel il prêtait le rayonnement du génie ; et, bien qu’il fût de
taille moyenne il eut un instant l’air grand.
Mme de Fontanin le regardait venir, et toute sa sympathie réveillée se
dilatait soudain.
Tandis qu’il s’inclinait devant elle et
qu’elle lui prenait les mains, il reconnut Gregory, et fut mécontent de le
trouver là.
Le pasteur lui fit, de sa place, un
signe de tête cavalier.
Jacques, à l’écart, examinait
curieusement l’étrange bonhomme, et Gregory, à califourchon sur sa chaise, le
menton sur ses bras croisés, le nez rouge, la bouche grimaçant un
incompréhensible sourire, contemplait les jeunes gens avec bonhomie.
À ce moment, Mme de Fontanin s’approcha de Jacques, et l’expression de ses
yeux était si affectueuse, qu’il se souvint du soir où elle l’avait tenu
pleurant dans ses bras.
Elle-même y songeait, car elle
s’écria :
-
« Il a tellement grandi que je n’oserai plus... » ; et
comme, ce disant, elle l’embrassait, elle se mit à rire avec un rien de
coquetterie : « C’est vrai que je suis une maman ; et vous êtes
un peu comme le frère de mon Daniel... » mais elle vit que Gregory s’était
levé et qu’il s’apprêtait à partir : « Vous ne vous en allez pas,
James ? »
-
« Pardonnez-moi »,
fit-il, « maintenant je dois quitter. » Il serra vigoureusement les
mains des deux frères, et vint à elle.
-
« Encore un mot »,
lui dit Mme de Fontanin, en l’accompagnant hors de la pièce. « Répondez-moi
franchement. Après ce que je vous ai appris, pensez-vous encore que Jérôme soit
digne de reprendre sa place auprès de nous ? » Elle l’interrogeait
des yeux. « Pesez votre réponse, James. Si vous me dites :
« Pardonnez », je pardonnerai. »
Il se taisait ; son regard, son
visage exprimaient cette universelle pitié où se complaisent ceux qui croient
être en possession de la Vérité.
Il crut voir comme une lueur d’espérance passer dans les yeux de Mme de
Fontanin.
Ce n’était pas ce pardon-là que Christ désirait d’elle.
Il détourna la tête, et fit entendre un ricanement réprobateur.
Elle le prit alors par le bras et fit
mine de le congédier affectueusement :
-
« Je vous remercie, James. Dites-lui que c’est non. »
Il n’écoutait pas, il priait pour elle.
-
« Que Christ règne sur
votre cœur », murmura-t-il, en s’éloignant
sans la regarder.
Lorsqu’elle revint dans le salon où
Antoine, regardant autour de lui, songeait à sa première visite, Mme de
Fontanin dut faire effort pour refouler son agitation.
-
« Comme c’est gentil d’avoir accompagné votre frère »,
s’écria-t-elle, forçant un peu sa bienvenue. « Asseyez-vous là. »
Elle désignait à Antoine un siège
auprès d’elle.
« Nous ferons bien aujourd’hui de ne pas compter sur les jeunes pour
nous tenir compagnie... »
Extrait du roman Les
Thibault, Tome Premier, Le Cahier Gris, Le Pénitencier, La Belle Saison, pages 221-228, Roger Martin du Gard, Gallimard, 1955,
Le Livre de Poche, Texte intégral.
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